Par Etienne Thevenin, professeur à l'université de Nancy II.
A l'occasion du trentième anniversaire de la mort du cardinal, l'Association a demandé à M. Etienne Thévenin de bien vouloir présenter la vie de ce grand lorrain lors de l'Assemblée générale du 16 mars 2002.
Le cardinal Eugène Tisserant a été l'un des personnages majeurs de la vie de l'Eglise catholique du XXe siècle. Ce lorrain profondément attaché à sa province natale passa plus de soixante ans de sa vie à Rome. Doyen du Sacré Collège, il fut, au regard du protocole, le second personnage de l'Eglise, et il présida à ce titre deux conclaves et un concile. Il fut tout à la fois un érudit, un diplomate et un homme de terrain.
Eugène Tisserant est né le 24 mars 1884 à Nancy, au 3 rue Gilbert, dans la maison familiale héritée de la famille meusienne de sa mère, née Connard. Baptisé le lundi de Pâques suivant à l'église saint Sébastien, il est le troisième d'une famille qui comptera six enfants.
Les ancêtres de la famille Tisserant étaient meuniers de père en fils avant d'être vétérinaires. On les trouve à Châtel-sur-Moselle, à Charmes, à Bayon, puis à Nancy. Eugène a le prénom de son grand-oncle et parrain, qui fut durant quarante ans professeur à l'école vétérinaire et laissa des livres de médecine vétérinaire de référence. Son grand-père et son père étaient également vétérinaires. Hippolyte Tisserant, le père d'Eugène, fut vétérinaire militaire dans la cavalerie, secrétaire du Conseil départemental d'hygiène, secrétaire de la Société d'agriculture de Meurthe-et-Moselle.
Correspondant de l'Académie de Stanislas, il avait la passion des livres.
Très pieux, ce qui n'allait pas de soi chez les hommes de la bourgeoisie d'alors, il présidait le conseil de fabrique de la paroisse saint Sébastien et le futur cardinal a été marqué par la présence de son père, à ses côtés, à l'église.
Depuis plusieurs générations, la famille Tisserant donnait à l'Eglise des prêtres et des religieuses. De fait, trois des six enfants d'Hippolyte Tisserant embras- seront la vie sacerdotale ou religieuse : Claire Espérance , qui sera religieuse de la Doctrine chrétienne , et Charles, frère cadet d'Eugène. Charles (1886-1962) sera missionnaire du Saint Esprit et passera quarante-trois ans de sa vie dans l'Oubangui-Chari. Animé d'un puissant zèle évangélisateur, il y devient aussi un spécialiste reconnu des langues locales et de la flore équa- toriale et tropicale. On comptera aussi des prêtres parmi les neveux, arrières- neveux et arrière-petits neveux du cardinal (parmi lesquels l'abbé Jacques Neu).
A sa naissance, son grand-oncle Eugène déclare : "Il sera évêque !" A l'âge de six ans, l'intéressé fait savoir qu'il veut devenir général. De fait, il semble avoir songé sérieusement à une carrière militaire. Il rêve aussi de voyages et de marine. Il est très marqué par la préparation de sa première communion, à sa paroisse, en octobre 1895. Et, quelques mois plus tard, en décembre 1895, il décide en lui-même de devenir prêtre. Il entend répondre à un appel intérieur. Cette décision sera irrévocable.
Il fréquente l'école des soeurs de la Doctrine chrétienne, puis le collège saint Léopold (devenu le siège des Archives départementales), et le collège saint Sigisbert. Brillant élève, il manifeste un goût prononcé et des dispositions certaines pour la physique, la chimie et les sciences exactes en général. Il est bachelier en lettres et en mathématiques.
En octobre 1900, il entre au Grand séminaire de Nancy. Il a seize ans. Le séminaire est alors situé le long de l'avenue de Strasbourg, à proximité de l'église saint Pierre. Les bâtiments ont été réalisés grâce à Stanislas, selon les plans de Héré. Le Grand séminaire de Nancy est un foyer de haute culture. Les études sacrées y tiennent une place éminente. Le souvenir du rayonnement de l'abbé René Rohrbacher , ami de Lamennais, y est bien vivant. Il avait commencé à y enseigner l'Ecriture sainte en 1835. Il avait publié, de 1842 à 1849, les vingt-neuf volumes de son Histoire universelle de l'Eglise catholique. Il invitait régulièrement la rabbin Libermann à présider au Grand séminaire les examens annuels d'hébreu. Les évêques successifs veillent à maintenir la qualité de l'enseignement dispensé. Monseigneur Lavigerie désire former un "clergé doctoral". Monseigneur Turinaz fait appel à l'abbé Vacant, en 1888, pour la chaire de théologie dogmatique, et à l'abbé Mangenot pour la chaire d'Ecriture sainte, d'hébreu et de syriaque. Les deux fondateurs du Dictionnaire de théologie catholique marquent, par leur enseignement, le jeune Eugène Tisserant. L'abbé Charles Ruch , futur archevêque de Strasbourg, qui dirige les études au séminaire, discerne rapidement les aptitudes exceptionnelles d'Eugène Tisserant à l'étude des langues orientales. Cependant, ce dernier lit aussi avec plaisir des livres de mathématiques, de physique et de chimie, il souhaite devenir professeur de sciences.
Un jour, dans la bibliothèque de l'un de ses professeurs, l'abbé Vital Oblet , il trouve deux grammaires syriaques et une grammaire arabe. L'abbé Oblet lui explique alors l'importance de la littérature syriaque et de la littérature arabe chrétienne, dont beaucoup de titres restent inédits, pour l'étude de la pensée chrétienne de l'antiquité et du Moyen Age, et donc pour l'étude du développement du christianisme. Monseigneur Ruch, qui sera durant quarante ans le directeur spirituel d'Eugène Tisserant (jusque 1940) enjoint ce dernier de privilégier désormais ce type d'études pour lesquelles ses dons sont éclatants. Tout en poursuivant ses études de théologie, le jeune séminariste apprend donc l'hébreu, le syriaque et l'assyrien. Marqué par le chanoine Clamer , il pense se spécialiser dans l'étude de l'Ancien Testament.
Monseigneur Ruch sollicite alors de Monseigneur Turinaz l'autorisation d'envoyer son jeune élève passer un an à l'Ecole biblique de Jérusalem. Il a vingt ans. Cette demande est acceptée. Les frais de voyage et de séjour sont pris en charge par l'Oeuvre d'encouragement des études supérieures dans le clergé, qui a été fondée en 1895 et soutenue par Léon XIII, afin de "susciter dans le sein du clergé une élite intellectuelle capable de traiter avec compétence les questions scientifiques, car l'Eglise a besoin de savants pour rendre au clergé français sa place dans la recherche appliquée à l'Ecriture sainte et à l'histoire ecclésiastique".
Eugène Tisserant passe un an à l'Ecole biblique de Jérusalem, alors que l'Eglise répond avec vigueur aux critiques modernistes. Il y suit les cours de l'Ecole Saint-Etienne dont le révérend Père Lagrange est le directeur et l'animateur. Il découvre la Palestine et les Lieux saints. Il se procure une véritable bibliothèque de livres savants et il aime s'y plonger : "Me voilà bien installé pour travailler. Il ne me reste qu'une chose à faire, c'est de ne pas perdre de temps" écrit-il dans une lettre à ses parents.
En octobre 1905, alors que les français se déchirent autour de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, il effectue son service militaire au 156e Régiment d'infanterie de Toul. Libéré, il reprend ses cours à l'Institut catholique de Paris. En deux ans, il est diplômé d'hébreu, de syriaque, d'arabe, d'éthiopien et d'assyrien. Il suit aussi des cours d'arabe littéral à l'Ecole des langues orientales, des cours d'archéologie orientale et de paléographie grecque, assyrienne et arabe à la Sorbonne, ainsi que des enseignements de céramique grecque et de langue égyptienne à l'Ecole du Louvre. Il commence aussi à publier. Parmi ses contributions, on peut signaler le papyrus araméen de la colonie juive d'Eléphantine, la traduction arabe d'un texte copte perdu, l'Ascension d'Isaïe, traduction de la version éthiopienne, avec les principales variantes des versions grecque, latine et slave . Ce jeune homme fait déjà figure d'expert reconnu..
Le 4 août 1907, il est ordonné prêtre à Nancy. Cependant, cinq mois plus tôt, on l'a demandé à Rome. La commission des études bibliques a besoin d'un professeur d'assyrien et le Révérend Père Lagrange a conseillé le nom d'Eugène Tisserant. Ce dernier devient donc, à vingt-quatre ans, professeur à l'université ecclésiastique de l'Apollinaire ainsi que scriptor à la Bibliothèque vaticane pour les manuscrits orientaux où il doit s'occuper du catalogage de nombreux manuscrits.
Il arrive donc à l'automne 1908 à Rome. Peut-il deviner qu'il y oeuvrera durant près de soixante-quatre ans ? Le cardinal Merry del Val l'accueille en disant : "Ah ! Voici notre assyriologue !" Il se présente ensuite au cardinal Rampolla, puis, le 23 décembre, au Pape Pie X qui rédige quelques mots d'encouragement sur son bréviaire.
Il dispense avec conscience son enseignement à l'Apollinaire, mais il consacre l'essentiel de son temps et de son effort à la Bibliothèque vaticane. Il dresse le catalogue des manuscrits orientaux. Sa renommée grandit dans le milieu des spécialistes des langues orientales. Le professeur Alfred Rahlfs, de Göttingen, lui demande de dresser le catalogue des manuscrits de langues orientales contenant des traductions de l'Ancien Testament de la version des Septante. Il est donc amené à voyager de plus en plus.
Il profite des vacances de l'été 1909 pour visiter de grandes bibliothèques et y travailler : la Marciana à Venise, la Laurencienne à Florence et surtout l'Ambrosiana à Milan. Il y fait une rencontre décisive, celle du conservateur, Monseigneur Achille Ratti, avec lequel il se lie rapidement d'amitié. Les deux hommes engagent ensuite une correspondance suivie et abondante où ils échangent sur des questions d'érudition savante, sur la vie de l'Eglise, leur vie spirituelle, les sujets les plus divers. Ils sont même amenés à travailler quotidiennement ensemble car Monseigneur Ratti devient peu après Vice-préfet de la Bibliothèque vaticane, et il en sera le Préfet en septembre 1914.
L'abbé Tisserant est de plus en plus sollicité. En 1909, au Mont-Cassin, il déchiffre le palimpseste du plus ancien missel latin connu. En 1910, il déchiffre de nombreux manuscrits déposés au British Museum. Et surtout, en 1911 et 1912, avec l'aide de l'Oeuvre d'encouragement des études supérieures dans le clergé, il accomplit deux longues missions au Proche Orient. A cheval ou à dos de chameau, il parcourt l'Egypte, la Palestine et la Mésopotamie. Il prend d'abondantes notes sur ses carnets et il rapporte de nombreux manuscrits. Ses compétences lui valent de devenir, à Rome, membre de la Commission biblique en 1914. Au fil des ans, il s'attache à ses tâches romaines. Il refuse ainsi, en 1912, une charge de professeur d'assyrien et d'éthiopien à l'Institut catholique de Paris.
Il se trouve à Nancy quand éclate la première guerre mondiale. Il est affecté comme caporal au 26e Régiment d'Infanterie. Il est blessé durant la nuit du 4 au 5 septembre 1914, à côté de la Ferme de Léomont, lors de la défense du Grand Couronné, aux abords de Nancy. Sa convalescence à peine achevée, il est affecté à l'Etat Major, à la section Afrique du Ministère des affaires étrangères. Il rédige des notes techniques qui seront rapidement remarquées et appréciées. Il contribue à former la Légion d'Orient et ses volontaires arméniens venus du monde entier. A partir de 1917, il est nommé à l'Etat Major du détachement français de Palestine que le général de Piépape doit organiser. Ce corps expéditionnaire doit intervenir aux côtés des Anglais contre les Turcs. Lieutenant, Eugène Tisserant est en charge du ravitaillement en vivres et en munitions, des installations sanitaires et des transports.
Sa puissance de travail, son esprit d'initiative et ses qualités d'organisateur s'ajoutent à sa connaissance des langues locales et du terrain. Il est amené à commander un peloton de spahis qui s'empare de Gaza et, au moment décisif, il prend la tête de ses troupes. Jérusalem est prise en décembre 1917, et l'armée turque est en déroute en 1918.
La paix revenue, il redevient scriptor à la Bibliothèque vaticane. Monseigneur Ratti, lui, est nommé nonce apostolique, puis, en 1921, cardinal et archevêque de Milan. Son successeur à la tête de la Vaticane, Monseigneur Mercati, est un helléniste érudit et bienveillant. Ses compétences en matière d'organisation et d'administration sont moins nettes et, dans ce domaine, il s'en remet entièrement à l'abbé Tisserant. Ce dernier devient donc Pro-préfet de la Vaticane de 1930 à 1936, mais on peut considérer qu'il est en fait, de 1920 à 1936, le véritable "patron" de cette bibliothèque.
En 1927, une délégation américaine visite la bibliothèque et trouve que les locaux comme les méthodes de travail n'y sont pas satisfaisants. Ils proposent donc au Pape une subvention importante pour la moderniser, à condition que l'un de ses bibliothécaires se rende au Etats-Unis pour s'y former durant plusieurs mois. Comme l'abbé Tisserant parle couramment l'anglais, il est désigné pour cette mission qui le ravit et le passionne. En trois mois, il visite une quarantaine de bibliothèques américaines et se forme aux méthodes de travail en usage outre Atlantique . Il s'intéresse à la gestion. Il ne cache pas son intérêt pour l'american way of life. De retour à Rome, il s'emploie à remodeler la Bibliothèque vaticane, appuyé par son ami Ratti devenu le pape Pie XI. Il bénéficie de nouveaux locaux, aménage les salles de lecture, forme le personnel.
Il poursuit ses travaux d'érudition. Les revues spécialisées dans les études bibliques font appel à lui. Il montre que les livres sacrés, dans leurs différentes versions et traductions, ont tenu une grande place dans la vie des premières communautés chrétiennes, et que l'étude de ces livres aide à comprendre la diversité des communautés chrétiennes du monde contemporain et à entrer en dialogue avec elles. Ses travaux sur les premiers temps du christianisme en Egypte et en Ethiopie font autorité. En 1930, il publie dans le Dictionnaire de théologie catholique un important article sur l'Eglise nestorienne. Par son ampleur, il s'agit en fait d'un véritable petit livre d'érudition qui éclaire les débuts de cette communauté connue sous le nom de syromalabare, les vicissitudes de son histoire, sa langue, sa liturgie. Il s'appuie sur des documents en langue originale qui n'avaient pas été utilisés par les auteurs précédents. En 1938, il est élu à l'Académie des inscriptions et belles lettres. Il sera élu le 15 juin 1961 à l'Académie française et y sera solennellement reçu un an plus tard, le 23 juin 1962.
Monseigneur Ratti est élu Pape en 1922. L'abbé Tisserant s'en réjouit. Il reste l'un des proches et l'un des confidents du nouveau Pape. On peut penser qu'il est l'un de ses conseillers. Le 15 juin 1936, l'abbé Tisserant devient cardinal. Il a cinquante-deux ans. Le 15 juillet 1937, il est sacré évêque par le cardinal Pacelli, le futur Pie XII, mais dès le 19 juin 1936, il a été placé à la tête de l'importante Congrégation pour les Eglises orientales. Il y restera vingt-trois ans. Sa compétence intellectuelle, son énorme puissance de travail, ses qualités d'organisateur, sa connaissance des milieux romains et surtout sa longue amitié avec le Pape expliquent cette nomination.
Cette Congrégation est devenue indépendante de celle de la Propagande de la Foi. Son autorité législative, administrative et judiciaire s'étend à tous les catholiques orientaux, même ceux de rite latin, ce qui concerne alors un dizaine de millions de personnes établies de la Turquie à l'Afghanistan et à l'Ethiopie, qui suivent des rites fort divers : antiochien, araméen, byzantin grec, byzantin slave, chaldéen, copte, melchite, syrien... Cette Congrégation s'efforce également de nouer des contacts avec les Eglises chrétiennes séparées de Rome depuis des siècles. Pie XI porte beaucoup d'intérêt à l'Orthodoxie orientale et à la Russie. "L'Eglise n'est ni latine, ni grecque, ni slave, mais catholique" avait dit Benoît XV. Le cardinal Tisserant ne se contente pas de présider des cérémonies de rites divers, de sauvegarder et de rééditer des livres liturgiques orientaux, de régler les questions liées aux mariages mixtes. Il veut visiter les populations qui relèvent de cette congrégation et il multiplie donc les voyages afin de les connaître, d'entendre leurs attentes spirituelles, de leur rappeler leurs liens avec la personne du Pape. Il crée des exarchats, des ordinariats et des diocèses. Il construit des séminaires pour la formation du clergé oriental, mais aussi des écoles, des hôpitaux, des dispensaires, des crèches et diverses oeuvres sociales. En 1939, il préside à Beyrouth un grandiose Congrès eucharistique.
Il noue des liens avec des responsables orthodoxes comme le Patriarche Athénagoras . Il en arrive naturellement à une activité diplomatique, souvent officieuse, mais importante à plus d'un titre. Il est parfois un diplomate de l'ombre. Durant la seconde guerre mondiale, il est "le cardinal français" aux côtés de Pie XII. Il laisse entrevoir quelques aspects de son action d'alors dans une homélie prononcée le 26 novembre 1944 à la cathédrale de Nancy à l'occasion du Te Deum de la victoire. Après 1945, avec la mise en place du "rideau de fer" et l'instauration de régimes communistes en Europe orientale, il multiplie les initiatives d'aide aux chrétiens persécutés. Il est l'un des hommes les mieux informés de ce qu'il endurent et il ne cesse de sensibiliser les chrétiens occidentaux à leur sort . Il les invite à prier pour les persécutés d'URSS, de Roumanie, de Croatie, de Yougoslavie, de Hongrie. Il en parle lors du Congrès eucharistique de Nancy de 1949, comme lors d'une retraite de prêtres au Grand séminaire de Nancy deux ans plus tard. Il souffre au plus profond de lui-même du drame de ces chrétiens persécutés dont il a la charge.
Il devient, en 1951, Doyen du Sacré-Collège, c'est-à-dire second personnage de l'Eglise catholique, juste après le Pape, dans la hiérarchie et le protocole. Ce n'est pas une question d'âge ni d'ancienneté dans la pourpre cardinalice mais, en tant qu'évêque d'Ostie, le plus ancien évêché de la chrétienté après Rome, il devient doyen de l'ordre des évêques dans le Sacré-Collège. Le Sacré-Collège est une survivance de la Rome chrétienne primitive qui rappelle l'ancienne organisation des paroisses romaines. Elevé à la pourpre en 1936, le cardinal Tisserant avait hérité de la diaconie Saint Guy, Modeste et Crescent. L'année suivante, devenu évêque, il dessert une paroisse romaine. En 1946, il devient évêque suburbicaire de Porto et Santa Rufina. En 1951, il succède, comme évêque d'Ostie, au cardinal Marchetti qui vient de mourir et il devient ainsi Doyen du Sacré-Collège.
Si le territoire du diocèse d'Ostie est exigu, celui de Porto et Santa Rufina est au contraire très vaste et le nouveau Doyen du Sacré-Collège garde la charge de ce diocèse. Occupés à de multiples tâches, les cardinaux considéraient ces petits évêchés romains comme des affectations symboliques et honorifiques et ne se préoccupaient guère d'y mener une action pastorale, confiant cette tâche à un évêque auxiliaire. Mais le cardinal Tisserant ne voit pas les choses ainsi. Il se met énergiquement au service de la population de Porto et Santa Rufina, un quartier de la banlieue romaine. Il crée un séminaire, vingt paroisses, huit églises, dix-huit chapelles et une cathédrale, la Storta, sur la route qui mène de Rome à Florence, qui est consacrée en mars 1954. Il bâtit un collège, des maisons d'oeuvres, des dispensaires, des terrains de sports, il organise des colonies de vacances. Il s'engage résolument dans le développement économique et social du secteur, au point que le gouvernement italien le fait Grand Croix du Mérite pour son action sociale en faveur des habitants du diocèse. Il n'oublie pas les tâches religieuses et spirituelles. Comme le Concordat le lui permet, il inspecte lui-même les cours de catéchisme donnés dans les écoles publiques. Il est le premier évêque à le faire aussi fréquemment en Italie. Il organise un synode, répand l'Action catholique, et réunit deux fois par an le clergé de son diocèse pour des retraites qu'il préside lui-même. Il dit s'inspirer du chanoine André, qui desservait la paroisse Saint-Sébastien de Nancy quand il était enfant, vers 1895.
Les journées du cardinal sont bien chargées. Il célèbre la messe le matin à six heures. Il répond ensuite aux multiples sollicitations qui lui parviennent. Il travaille énormément. Un abondant courrier lui arrive. De nombreuses congrégations religieuses demandent son appui. Il reçoit beaucoup. Dans l'antichambre de son bureau, on rencontre des personnes fort diverses : cardinaux, évêques, ambassa- deurs, savants orientalistes, amis personnels, Lorrains de passage, personnes à la recherche de travail ou en situation de difficulté matérielle, simples prêtres romains... Le cardinal passe pour un homme généreux. Il porte toujours sur lui de coquettes sommes d'argent destinées aux oeuvres ou aux pauvres rencontrés. Il prépare aussi ses conférences et ses voyages. Il se rend volontiers aux colloques de l'Ecole française de Rome. Homme de contact, souvent à la tête d'un cortège quand il se déplace, il n'a rien d'un ermite. Avec se grande barbe blanche, sa cape, son air sévère, sa silhouette droite, digne et son pas décidé, il donne souvent l'impression, au dire d'un témoin, de marcher "en tête d'un régiment". Sa forte personnalité et une certaine rudesse tranchent avec les traditions ouatées et feutrées des milieux romains, mais ne l'ont pas empêché de parvenir aux plus hautes responsabilités et aux fonctions les plus prestigieuses.
Sa longévité l'amène à servir plusieurs Papes. Pie XI était un ami de longue date. Le cardinal était l'un de ses hommes de confiance et les deux hommes appréciaient de travailler l'un avec l'autre. Pie XI parcourait rapidement les rapports et les recommandations que lui remettait Tisserant, apportait quelques corrections, et veillait ensuite à les traduire en actes. Avec Pie XII, les relations furent plus difficiles. Ce dernier se contentait de demander un nouveau rapport sans préciser ce qu'il entendait modifier quand un texte du cardinal ne lui convenait pas. En outre, Pie XII était un homme réservé qui ne se confiait guère à ses collaborateurs. Il ne désigna d'ailleurs ni camerlingue ni secrétaire d'Etat , de sorte que le cardinal Tisserant, en tant que Doyen du Sacré-Collège, organisa le conclave qui aboutit à l'élection de Jean XXIII. Le choix du cardinal Roncalli fut une grande surprise pour le cardinal Tisserant. Il connaissait bien le cardinal de Venise qu'il avait eu "sous ses ordres" quand ce dernier était en mission dans les Balkans et en Orient. Il avait remarqué le succès de son travail de nonce à Paris, mais il estimait que le siège de Venise constituait une récompense un peu élevée et qu'un évêché plus modeste eût suffi. Or, voici que Roncalli qui n'est ni un érudit, ni un intellectuel, ni un "prince de l'Eglise" est devenu Pape !
"Ce fut la volonté de Dieu" conclut le cardinal Tisserant médusé. Il n'a pas fini d'être déconcerté. Très simple d'abord, le nouveau Pape bouscule les usages et le protocole auxquels le cardinal français était attaché. Et il convoque le Concile Vatican II. Le cardinal Tisserant ne cache pas son étonnement, son inquiétude et ses réserves. Il craint le désordre, les affrontements et les scissions : "Dans une assemblée de cette importance (trois mille participants sont attendus), les vrais débats sont difficiles. Les cardinaux de la Curie devront diriger les débats et éviter les débordements verbaux". On devine que le cardinal Tisserant ne se réjouit pas quand les prélats français comme le cardinal Liénart bousculent les ordres du jour prévus par la Curie. Le cardinal Tisserant n'est cependant pas un conservateur crispé. Il insiste par exemple beaucoup pour inviter des observateurs chrétiens non catholiques, orthodoxes et protestants, afin qu'ils puissent être témoins des travaux de l'assemblée conciliaire. Il estime également que le Concile permet aux autorités romaines de mieux connaître et comprendre ce que vivent et attendent les diocèses des divers continents.
La préparation du Concile amène le cardinal Tisserant à abandonner la direction de la Congrégation pour les Eglises orientales. Il avait précédemment attiré l'attention du Pape et de ses confrères sur les effets néfastes du cumul de fonctions importantes chez les cardinaux. Le cardinal Tardini, secrétaire d'Etat qui n'apprécie guère le prélat lorrain, saisit l'occasion et fait remarquer à Jean XXIII que le cardinal Tisserant, déjà en charge de la Bibliothèque, des archives, d'un diocèse et d'une importante congrégation, aura du mal à se consacrer pleinement à la préparation du Concile. Jean XXIII demande alors au cardinal Tisserant de renoncer à la direction de la Congrégation pour les Eglises orientales. Pour ce dernier, c'est un déchirement. Il a soixante-quinze ans, il se dévoue depuis vingt-trois ans à cette charge. La mort dans l'âme, il se soumet. Il ne faut pas voir dans cette décision du Pape un désaveu. Jean XXIII devine mieux que le cardinal l'énorme travail que représente la préparation d'un Concile oecuménique. Un prélat melchite, Monseigneur Coussa, remplace le cardinal Tisserant, mais il meurt rapidement. Jean XXIII choisit de placer alors le cardinal Testa à la tête de cette congrégation. Le cardinal Tisserant est totalement opposé à cette nomination, il le fait savoir au Pape, les deux hommes ont une conversation orageuse sur le sujet, mais le Pape maintient sa décision. Leurs relations sont plus fraîches à la suite de cet épisode. Le protocole amène cependant le cardinal Tisserant à présider les funérailles de Jean XXIII et le conclave qui lui trouve un successeur en la personne du cardinal Montini qui devient Paul VI.
C'est avec Paul VI que le Concile se poursuit. En 1964, le cardinal confie à l'un de ses proches qu'il craint que les réformes annoncées ne se radicalisent et n'entraînent des schismes ainsi que l'évolution des masses vers l'indifférentisme religieux. Il fait par contre grand cas du cardinal Bea. Il trouve aussi, en 1965, que le concile dure trop longtemps. Il accompagne Paul VI dans ses nombreux voyages à travers le monde. Il assiste ainsi à la fameuse rencontre entre Paul VI et le patriarche Athénagoras à Jérusalem, une rencontre préparée par son travail inlassable des décennies précédentes. Il est aussi aux côtés du Pape aux Nations Unies, à Bombay, Istanbul, Bogota, Ephèse, Fatima, en Ouganda et en Australie. Mais il exerce essentiellement une fonction de représentation. Il ne joue pas un rôle vraiment actif et déterminant dans l'organisation de ces déplacements. En privé, il lui arrive de tenir des propos critiques à l'égard de Paul VI. En outre, ce dernier exige de lui un lourd sacrifice quand, à l'âge de quatre-vingt-deux ans, il le fait renoncer à la charge épiscopale. Il continue cependant à porter ses diocésains dans son coeur.
Il n'oublie pas d'avantage sa Lorraine natale où il retourne volontiers. Pendant les années du Concile, il aime passer une partie de ses vacances d'été au Grand séminaire de l'Asnée, à Villers-les-Nancy. Il revient volontiers en Lorraine, quand son emploi du temps romain le lui permet, présider des cérémonies officielles, prêcher lors de retraites de prêtres ou simplement retrouver des membres de sa famille. Il est salué avec un mélange d'admiration, de respect et d'affection par des Lorrains qui voient en lui "un grand homme impressionnant", "un prince de l'Eglise", même s'ils ont du mal à cerner son rôle dans l'Eglise.
Le cardinal Tisserant meurt à Albano le 22 février 1972, âgé de presque quatre-vingt-huit ans. Ses obsèques sont célébrées à Saint-Pierre en présence du Pape, de trente-et-un cardinaux, de ministres italiens, d'ambassadeurs, de membres du corps diplomatique et de trois mille fidèles. Il est enterré dans sa cathédrale la Storta où il avait fait préparer son tombeau.
Il avait légué vingt mille volumes de sa bibliothèque à la bibliothèque du Grand séminaire de Nancy . Cette bibliothèque aura désormais une salle portant son nom et la Ville de Nancy lui dédie bientôt une rue.
A travers la bibliothèque, l'héritage du cardinal Tisserant est donc encore bien vivant à Nancy. Pour l'Eglise universelle, il demeure l'un des acteurs essentiels du rapprochement de l'Eglise romaine et des chrétientés orientales au vingtième siècle. Enfin, le service des papes et le protocole l'ont amené à présider des événements majeurs de la vie de l'Eglise. Il reste encore beaucoup à découvrir de la vie de cet homme aux talents multiples et au caractère affirmé.
Des colloques et des travaux de chercheurs en histoire sont déjà annoncés.
Etienne Thévenin
Maître de conférences en histoire contemporaine
Habilité à diriger des recherches. Université de Nancy 2
Sources
La bibliothèque du Grand séminaire de Nancy contient des documents intéressants, des livres ayant appartenu au cardinal Tisserant, des études ou des articles rédigés par lui ou sur lui. Nous tenons à remercier le bibliothécaire qui a mis ces documents à notre disposition. Parmi ces documents, il faut citer :
BOLSHAKOFF Serge, Le cardinal Eugène Tisserant ; souvenirs, 1984, manuscrit dactylographié, 24 pages.
DUBOIS Pierre, Eugène Tisserant, "Notre Cardinal", présenté dans la Semaine religieuse et par Notre Eglise de 1907 à 1972, manuscrit dactylographié, 224 p.
FRANCOIS Michel, Notice sur la vie et les travaux du cardinal Eugène Tisserant, Institut de France, Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 1979, 16 p.
Un colloque sur le cardinal Tisserant est organisé par l'Institut catholique de Toulouse les 22 et 23 novembre 2002. Un livre devrait suivre.