Même s'il n'y a pas eu beaucoup de publicité autour de la béatification à Rome, le 1er octobre 1995, d'une soixantaine de martyrs victimes de la Terreur révolutionnaire, sans doute savez-vous que plusieurs étaient originaires de notre diocèse[1].
4 béatifiés... alors que 48 prêtres du département de la Meurthe ont été déportés et que 10 seulement sont rentrés. Pourquoi si peu ? Il est plus que probable que la plupart des 34 martyrs qui n'ont pas été béatifiés auraient mérité de l'être. C'est un peu la faute de l'abbé Jean Michel !
Le jeune abbé Michel, diacre, né en 1768 à Haraucourt, était l'un des 48 déportés et il a - dès 1796 - publié une relation des événements dans son Journal de la déportation des ecclésiastiques du département de la Meurthe dans la rade de l'Ile d'Aix, près Rochefort, en 1794 et 1795. Très peu de noms[2]... les faits sont rapportés en omettant de mentionner l'identité des personnages. Il paraît évident que l'abbé Michel et, peut-être, son éditeur, prudents, n'ont pas voulu risquer de provoquer des réactions qui auraient pu nuire aux familles des déportés, aux déportés eux-mêmes[3] ou encore au clergé en général alors que la persécution était loin d'être terminée[4]. Une autre interprétation à cette discrétion réside sans doute dans la volonté de ne pas mettre en avant telle ou telle personnalité.
De ce fait, lorsque les postulateurs de la cause des martyrs ont établi le dossier, la "positio", ils n'ont pas pu trouver les renseignements précis qui auraient permis d'ajouter d'autres noms de prêtres ou de religieux de la Meurthe. Certes, dans les éditions plus tardives, l'abbé Michel donne la liste des 38 victimes avec les dates de décès, mais sans plus de précisions.
La bibliothèque diocésaine contient de très nombreux documents de et sur la période révolutionnaire. Il n'est pas possible ici d'en faire l'inventaire. Mentionnons toutefois les irremplaçables manuscrits de l'abbé Chatrian[5], les nombreux volumes de brochures[6], de périodiques et les ouvrages de lorrains : en plus du Journal de l'abbé Michel, celui de l'abbé Nicolas Alaidon : Journal d'un prêtre lorrain pendant la Révolution (1791-1799), publié[7] en 1912 par l'abbé Henry Thédenat. Et puis nous ne pouvons pas oublier l'abbé Henri Grégoire : la bibliothèque possède au moins deux lettres autographes, son Histoire des sectes religieuses[8], 16 brochures de 1789 à 1797, son Essai sur la régénération des juifs (1789), la série des 18 volumes des Annales de la Religion (publication de l'Eglise constitutionnelle, du 2 mai 1795[9] à 1803) et l'édition de ses Oeuvres complètes parues en 1977 (14 volumes).
Revenons au Journal de l'abbé Jean Michel. Contrairement à ce qui a été écrit[10], il n'y a pas eu deux éditions : Bruyères en 1796 et Nancy en 1840; cette dernière porte, il est vrai, la mention "2e édition". Il faut avoir la chance d'être bibliothécaire pour pouvoir comparer sept exemplaires de l'oeuvre de l'abbé Michel. La comparaison est fort intéressante puisqu'elle apporte la preuve que cette brochure a connu beaucoup plus d'éditions et de tirages que les deux éditions retenues:
- Edition sans mention de lieu ni de date[11], 111 pages, 21,5 cm : ne comporte pas la liste des prêtres victimes de la déportation. (T 5217.50)
- Sans lieu ni date, 19 cm, 116 pages (avec la liste) sur papier fin (R 4879.1 et T 3271 bis)
- Idem sur papier plus épais (T 3271.1).
- Nancy, 1840, 13 cm, 216 pages, papier blanc, portrait de Michel sur papier couleur (T 3319)
- Idem, avec mention imprimée sur la couverture : "Sion-Vaudémont / Bibliothèque religieuse et populaire" (R 4926).
- Nancy, 1840, 19 cm, 227 pages, papier bleu clair.
Le Journal de l'ancien déporté a donc connu, sinon les gros tirages, au moins un intérêt suffisant pour qu'il soit nécessaire de l'imprimer à nouveau. Notre liste n'est sans doute pas exhaustive. Malheureusement un "desherbarge"[12] imprudent a éliminé, il y a quelques années, plusieurs autres exemplaires.
Le témoignage est divisé en trois parties : 1. le voyage depuis la Lorraine jusqu'à l'arrivée sur le vaisseau Les Deux Associés ; 2. le temps passé dans les bâteaux ; 3. la libération, le débarquement et le retour à pied jusqu'à Nancy.
L'abbé précise dans l'introduction : Pour ne jamais dévier de la plus exacte vérité, je m'abstiendrai de raconter ce que je ne tiendrais que des autres, et je me renfermerai uniquement dans ce que je pourrai assurer comme témoin oculaire (p. 10). On s'attend à trouver un récit à la première personne... c'est le "nous" qui est employé habituellement d'un bout à l'autre, sauf exceptions.
Les déportés étaient dirigés vers La Rochelle en vue d'être embarqués pour la Guyane. Cela se révèlera impossible, l'océan Atlantique étant contrôlé, à cette époque, par les anglais. Les bâteaux seront utilisés comme lieux de détention, les prisonniers entassés comme naguère les esclaves noirs.
Condamnés à traverser toute la France, traînés comme des criminels au milieu de gens armés, nous servions de spectacle à tout un peuple, à qui la calomnie nous dépeignait comme ses plus cruels ennemis[13]. Vexations à Toul, peur d'être noyés à Nantes dans la Loire... et aussi quelques gestes de compassion. Les déportés avaient pu emporter quelques effets personnels et de l'argent. Ils seront systématiquement dépouillés lors de plusieurs fouilles sur le parcours et à l'arrivée.
La cale d'un "vieux vaisseau de ligne, appelé le Bon-Homme-Richard, qui, restant toujours ancré dans la rivière (la Charente), servait d'hôpital pour les galeux" est leur première geôle provisoire. Avec ses compagnons, l'abbé Michel est transféré sur le bâteau les Deux-Associés, navire négrier qu'il décrit minutieusement. Il n'est pas possible de se représenter comment nous y étions entassés les uns sur les autres, la comparaison serait triviale, (mais je n'en connais point d'aussi exacte) si je disais que nous étions comme des harengs en caque. (...) Nous étions tellement serrés, que nous ne pouvions nous coucher sur le dos, il fallait toujours nous tenir sur le côté[14]...
Avec l'été, l'atmosphère devient irrespirable, les maladies déciment les prisonniers. Un officier de santé, envoyé dans le mois d'août pour visiter le bateau remonte précipitament, en disant que si l'on eût mis quatre cents chiens dans cet endroit-là, ils seraient tous crevés dès le lendemain, ou ils seraient tous devenus enragés[15]. Les malades les plus atteints sont mis sur des barques, soignés par des détenus, puis déposés sur l'île d'Aix ou l'île Citoyenne (Madame) qui sera aussi leur cimetière. La nourriture est insuffisante - selon l'abbé, les officiers en détournent la plus grande partie - et elle est de mauvaise qualité.
Un unique témoignage personnel sur un confrère de Nancy :
François François dit Père Sébastien, capucin, mort le 10 août [1794], âgé de 45 ans.
[Note :] Le matin, quand il fit un peu clair, on ne fut pas étonné de le voir à genoux, dans une position verticale, les mains jointes, les yeux levés vers le ciel, et la bouche entr'ouverte ; car c'était son habitude de prier ainsi tous les jours. Ce ne fut qu'une demi-heure après qu'on s'aperçut que déjà depuis plusieurs heures il avait rendu son âme à Dieu : nous n'avons jamais pu nous expliquer naturellement, comment après sa mort, son corps avait conservé si longtemps cette posture, malgré le roulis continuel du petit bâtiment, où il est décédé, et qui servait alors d'hôpital. (liste finale du Journal de l'abbé Michel)
Ces clercs n'ont même pas la consolation de pouvoir prier le bréviaire, les livres ont été confisqués. Privés de tabac et de savon, avec trois rasoirs pour quatre cents, l'hygiène est lamentable. Quand vient l'hiver 1794-1795, à la faim et à la soif, s'ajoute le froid sans vêtements sur le Washington.
En décembre 1794, une lueur d'espoir de libération vient les soutenir. L'attitude des geôliers se modifie : ils nous remirent même deux bréviaires qui n'étaient pas encore déchirés et nous eûmes enfin la consolation de recommencer notre office, que nous avions été forcés d'interrompre depuis dix mois. En janvier, la nouvelle du débarquement circule à nouveau. Mais ce n'est que le 6 février que les prêtres sont dirigés vers la terre. Le 8, ils arrivent à Saintes où ils vont séjourner, dans un couvent, entourés de manifestations de solidarité de la part des habitants : Les uns apportaient des habits, des chemises et d'autres effets pour remplacer nos méchants vêtements tout couverts de vermine ; d'autres, prévoyant l'extrême besoin où nous étions de manger, distribuaient du pain, du vin, de la viande, des légumes etc. L'abbé ajoute un peu plus loin : Après avoir été pendant deux ans poursuivis comme des bêtes féroces, comment nous voir, sans une émotion qui nous mit hors de nous-mêmes, fêtés, caressés et comblés des bienfaits les plus inespérés ?
Le 21 février, la Convention proclame la liberté des cultes. L'accalmie ne sera que de courte durée : en septembre 1795, la persécution reprendra. Mais l'abbé Michel et ses compagnons survivants (10 sur 48) auront eu le temps de rentrer chez eux. Le 12 avril, ils sont libres, ils se mettent en route le 14, et après un voyage plein de péripéties, ils arrivent aux portes de Nancy le jeudi 30 avril. Les tribulations ne sont pas terminées pour le jeune diacre : on ne lui avait pas demandé ses papiers depuis Saintes... on les lui prend à Nancy et il est interné pendant un mois, sans trop de tracas avec un geôlier - un des rares acteurs de cette histoire à être connu par son nom - Labonté, cela ne s'invente pas !
Le Journal s'achève par une conclusion qui est n'est pas un appel à la vengeance, mais comme une catéchèse, une exhortation aux lecteurs qui peut se résumer ainsi : oubliez-nous, que cette épreuve serve : à relever la religion, à vous la montrer plus digne de votre croyance, de votre sincère attachement, et à vous encourager dans la pratique des vertus qu'elle inspire[16].
Si - dès 1796 - l'abbé Michel invitait à ce que l'épreuve soit source de renouveau, comment pourrions-nous, deux siècles plus tard, relire autrement les terribles événements de cette période ?
Bernard Stelly
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[1]Frère Sébastien, capucin, né François François et baptisé à l'église St Nicolas de Nancy ; Gervais-Protais Brunel, cistercien de Mortagne, né à Magnières ; Jacques Gagnot, "Frère Hubert", carme de Nancy ; Jean-Baptiste Guillaume, "Frère Uldaric", des Ecoles chrétiennes de Nancy.
[2]12 noms propres (la liste finale mise à part). Deux noms de clercs : Roulhac, chanoine de Limoges (p. 68 et 70) victime, et "un jeune diacre du diocèse de Poitiers... Arenaudot" (p. 97-98) qui a survécu. Aucune mention précise des déportés de la Meurthe. Les autres noms sont surtout mentionnés en guise de reconnaissance, sauf en ce qui concerne le capitaine des Deux -Associés, Lali (p. 148 et 150).
[3]Son livre est d'ailleurs publié, en 1796, sans nom d'auteur ni d'éditeur. Confirmation est donnée à la page 202 (les citations sont faites d'après l'édition de 1840, 227 pages) : C'était MM. Ch... je me borne à cette initiale de leur nom, malgré le plaisir que j'aurais de le mettre entièrement sous les yeux du lecteur. L'obstacle, qui me retient, est sacré pour moi ; c'est la recommandation qu'ils nous ont faite de ne pas les nommer : nous ne sommes pas encore complètement sortis de ces malheureux temps, où c'est un crime que de faire le bien, où une action généreuse, surtout envers des proscrits, devient pour l'auteur un sujet de proscription.
[4]Simon Seigle, prêtre originaire de Lyon, sera fusillé, à Nancy, le 25 juin 1798 !
[5]Plus de 150 volumes. Un accord avec les Archives départementales de Meurthe et Moselle permet la réalisation de microfilms. Un important Pouillé du diocèse de Toul, actualisant celui de Benoît Picard, est déjà reproduit.
[6]Presque toutes sont cataloguées (fichier papier auteurs). Seul le futur catalogue informatisé, avec l'accès par mots du titre et indéxation matières, permettra d'accéder facilement à ces documents souvent anonymes.
[7]Paris : Hachette, XLIX-291 pages. Il y aurait aussi le témoignage d'un autre rescapé de la déportation, l'abbé Claude Masson, né à Tantonville en 1765, ancien directeur du collège St Claude de Toul, curé notamment de Saulxures. Il a publié un Manuel d'éducation chrétienne, en 3 volumes. Malheureusement la bibliothèque n'a dans ses collections que deux fois les deux premiers volumes. Il semble que son témoignage est dans le 3e volume que l'on trouve à la Bibliothèque municipale.
[8]Oeuvre importante dont la B.D.N. possède deux éditions : 1828, en 5 volumes, 1828-1845, avec un volume supplémentaire.
[9]Cette première livraison dénonce le retour des prêtres émigrés et de leurs chefs "prétendus Vicaires apostoliques comme ... Camus et Lacourt à Nancy".
[10]Notamment par Mgr. Eugène Martin, Histoire des diocèses de Toul, de Nancy et de Saint-Dié, Nancy, 1900-1903, 3 volumes, tome III, p. 156, note 1.
[11]C'est l'Avis des éditeurs de la 2e édition (1840) qui précise le lieu et la date de la 1ère édition : Nous avons jugé utile de reproduire la première édition, telle qu'elle fut faite en 1796, chez la veuve Vivot, à Bruyères : nous y avons ajouté quelques détails tirés du manuscrit de l'auteur. Le manuscrit existe-t-il encore ? Contient-il d'autres renseignements que ceux qui ont été publiés ?
[12]Opération qui consiste à éliminer (vente ou "vieux papiers") des documents jugés inutiles.
[13]Journal, p. 25-26.
[14]Idem p. 78-79.
[15]Idem p. 88.
[16]Idem p. 212.